« dis-moi la mort »
26.11.16le blanc tâché d’opale t’agresse. l’écru frôle l’immaculé et t’aveugle. la bile au bord des lèvres, tu n’esquisses aucun geste pour te débarrasser de la douleur ; tu ne mimes ni la panique ni l’intérêt. tu t’en fous, aimé. tu t’en branles, où que tu dérives. l’œil posé sur les murs blêmes, tu sembles attendre que ta cornée se dessèche. tu oublies de fermer les paupières. tu ne sais plus tout à fait s’il est nécessaire de respirer. tu n’embrasses pas la pièce du regard, non. tes prunelles demeurent obstinément tournées vers ce point - minuscule, tu es le seul à le voir - qui ressemble à une étoile tombée. un astre ayant chuté, un objet sans âme et sans lumière.
ton reflet.tout est immobile. tout est immuable. tu caresses le sol linéaire et n’y pioches aucune chaleur. ni celle du feu de cheminée qui chante dans les souvenirs de ton enfance, ni celle de la neige qui te brûle depuis que tu y marches pieds nus. non, ce froid-là l’est plus encore qu’aux pôles. surtout, cet hiver continuel n’est embelli d’aucune aurore boréale. à la place des rideaux de lumière volubile, une nuance dérangeante.
l’hôpital ? non. un étrange songe t’assaille lorsque tu te résignes à clore tes yeux immenses ; un rêve où tu t’abîmes les chairs. un rêve où les sanglots t’étranglent jusqu’à te priver d’oxygène. tu pleures, morveux. tu pleures. cela ressemble déjà à un vieux souvenir. celui d’un océan rougeâtre qui se forme à ton contour, alors que tu sombres peu à peu dans un abîme trop sombre.
— bienvenue sur quorl.
non ! que quelqu’un l’empêche de parler. que quelqu’un use d’une aiguille et de fil de fer pour que tu puisses oublier la voix émergée d’outre-tombe. tu es mort, enfant doux-amer. tu es mort. la gerbe te talonne ; tu menaces de te briser. emporté par la peur, assassiné par la vie elle-même.
abandonné par la chance et éduqué aux déceptions. tu lâches un gémissement désœuvré - tu en oublies que quelqu’un s’est exprimé. qui est-ce ? tu t’en cognes, fils de mairan. la seule chose qui t’obsède, c’est l’éclat du couteau qui tranche. c’est le carmin de l’eau qui pisse hors de tes veines.
suicide.— je suis l’espace-temps, l’entité qui règne sur les univers. prépare-toi.
à quoi ? à qui ? dis-moi la mort, mon ange. raconte-moi la sensation du couteau qui bouffe ta chair. parce que tu la sens encore, la morsure. parce que tu es capable de situer jusqu’à la dernière goutte de sang éparpillée aux alentours. les odeurs, le silence ; ils t’obnubilent. ils t’arrachent le semblant de conscience qu’il te reste.
les odeurs, le silence. omniprésents. à tel point que tu penses la scène réelle ; à tel point que tu redoutes le moment où il deviendra nécessaire de rouvrir les paupières. une seconde. deux. trois. elles s’écoulent en jets fébriles. elles maculent désormais ta chemise pâle, les secondes. écarlates, les secondes. elles s’échappent de la chair lacérée et se meurent où il leur est possible de le faire, aimé. dépêche-toi, môme des étoiles. découvre l’iris de son écrin d’obscurité, andromède.
il est temps, fils des constellations.
temps de revivre la mort, la vraie. conte-moi encore sa volupté ; celle qui t’apparaît. celle qui te déchire de l’intérieur. dis-moi encore, aimé. pourquoi la chercher ? pourquoi quêter le repos éternel ? pourquoi fuir le monde sans un regard en arrière ? es-tu seulement capable de t’éclipser ainsi, le cœur au bord des lèvres et la pensée absente ? où souhaites-tu achever ton voyage, môme des étoiles ? oh… les nébuleuses. elles te regardent, du haut de leur piédestal. magnifiques et spectrales, amas de poussière et de lumière. du rose, du bleu ; c’est celle du papillon. un iris marin où naissent des larmes dorées ; c’est l’œil de dieu. lentement, intérieurement, tu les récites. une triste ritournelle que tu chantes à demi-mots, de peur de chasser les particules colorées en leur soufflant à la gueule ton oxygène glacé. ah, aimé… à quand ce moment où tu cesseras de te lamenter de ne pas être des leurs ?
elles, privées de conscience, s’obligent à une douce danse cosmique. elles ondulent mais semblent immuables - elles décrivent un ballet qu’une toute minorité remarque. tu les regardes, aimé. tu les adores et les abhorres. pourquoi sont-elles si loin ? pourquoi refusent-elles ton touché aérien ? tu ignores la réponse.
explique-moi, aimé. pourquoi le couteau saigne contre ta peau ? pourquoi l’eau rouge perle jusqu’à la naissance de tes doigts qui tiennent un projet ; celui-là t’est absolument indispensable et tu le brûles de ton hémoglobine sale. pourquoi tu meurs, aimé ? pourquoi tu ne cherches guère à racheter tes fautes passées ? pourquoi tu ne travailles pas plus pour réparer le funeste avenir qui t’est réservé ? et tu la dévisages, droit dans les billes. tu reluques la mort et sembles heureux de l’inviter.
recommence, aimé. vas-y vaurien, plonge la lame dans la chair et lacère. vas-y gamin, lamine l’œuvre créée par tes vieux. tue-les, aussi. ta mère de chagrin, lorsqu’elle découvrira ton corps affalé contre le mur. ton père d’usure, lorsqu’il cherchera à t’oublier - toi et la misère que tu as engrangé - pour ne plus regretter de n’avoir su stopper ton geste.
de ne pas avoir vu ta détresse. vas-y sans hésiter, morveux. perce encore le derme jusqu’à la veine et tranche ; qu’il ne reste rien de ce que tu as façonné. qu’il ne subsiste que des souvenirs en noir et blanc de ton passage d’à peine vingt-six minuscules années. et tu chiales, rejeton des étoiles. tu hurles des sanglots, tu craches une haine volubile. tu renâcles sur l’échec - un de plus, un de trop.
ciel, aimé. quel espoir te faut-il pour lutter ? celui d’être appelé « docteur » un matin de décembre par quelques minettes échaudées par ta conférence ? celui d’être nommé « papa » par un gamin que tu as amené toi-même en ce monde de merde ? celui de connaître l’amour, le vrai ?
les prunelles posées sur l’arme, tu marques un temps d’arrêt. comme pour réfléchir, comme touché par la grâce. pas la première fois, non. la première fois, tu t’es seulement dépêché d’en finir - tu étais pressé. mais là… là, tu décides de faire une pause. tu respires et pleures encore. tu hoquettes des excuses à ceux qui t’aiment et t’ont aimé.
— je suis l'espace-temps, l'entité qui règne sur l'univers. prépare-toi.
tu te remémores la scène, encore. le vide blême et le lieu reculé de tout. de l'inquiétude et du froid. de la douleur et du silence. la chance t'est donnée, fils des astres. sauve-toi. ne meurs pas. recommence. l'acier inoxydable frôle le carrelage et tombe d'entre tes phalanges teintées à l'encre sombre. du pied, tu le pousses. des orteils, tu éloignes la tentation de l'esprit traître qui menace de t'emporter. tu lui décoches une nouvelle œillade, embuée d'innombrables regrets.
tu t'écroules, tu songes.
la mort, tu l'as brillamment affrontée.
navrée, l’français. malgré la bravoure, malgré la volonté ; rien n’a réellement changé.
l’entité qui règne sur le monde.il existait une époque où ces mots t’étaient étrangers. une période où la vie n’était constituée que de
« si » où tonnait l’espoir. un instant fugace - tout du moins l’était-il pour les étoiles inchangées depuis quelques millénaires - où la lumière s’insinuait encore dans ton bleu épargné par le vice. dans ton bleu sans souffrance.
c’était à l’époque.
six piges — tout a eu un sens
- le monde est plus vaste que tu ne l’imagines, morveux.
un sourire goguenard vrille ses tempes de vieux monsieur. c’est uniquement pour cela qu’il t’appelle
gamin,
gosse et
garçon. aux yeux de certains, c’est une insulte. aux tiens, c’est différent.
c’est différent.
il n’est ni ton père, ni même ton regretté
papy. non, le premier se vautre dans le canapé en rentrant de son cabinet d’orthodontie, le second est retourné aux cieux foncés. non, le vieux c’est autre chose.
c’est autre chose.
tout aussi important, malgré l’absence de lien entre les gènes de l’un et de l’autre. un sourire s’amuse à tordre son profil tanné par les années ; comme un cuir passé qui commence peu à peu à s’user. tu apprécies la couleur de ce cuir, aimé. un peu sombre, un peu clair. un mélange des deux - tout comme lui est un amalgame de grossièretés et de paroles intelligentes. de temps à autre, transcendé par une énergie descendue de l’éther, il balance des mots que tu ne comprends qu’un peu.
il évoque les aurores polaires.
il parle des étoiles naines.
il scande quelques chansons à l’intention des nébuleuses.
sûrement fou, selon le géniteur du môme que tu es. pourtant inoffensif, il te montre ce qu’aucun autre ne peut faire : le ciel. le ciel, le vrai. celui qui s’étend au-delà de la couche d’ozone. il te cause d’éruptions solaires, de vent venu de l’énorme boule qui illumine tes journées et disparaît à la nuit tombée. le vieux aime la nuit, tu l’adores aussi. la pénombre, l’obscurité ; c’est ton domaine.
c’est ta cachette.
tu t’enveloppes de sombre lorsque celle-ci tombe sur le monde et sembles ainsi fusionner avec le velours noir de minuit sonné. le vieux te reluque avec une forme de fierté, parce que le vieux a eu des gosses - il en a eu, à ce qu’il paraît - mais ils sont déjà eux-mêmes des vieux. ils ont aussi des bambins à élever et pas l’temps pour le vioc qui râle et chie sur le gouvernement un peu détraqué.
tu lui trouves un truc, à ce vieux. tu ne sais pas son nom, c’est seulement le vieux. tu ne l’appelles pas, si ce n’est « andré » lorsqu’il t’oublie dans son sillage le temps d’admirer le ciel dégagé de la lozère et de ses sapins étrangement installés. andré ce n'est pas son nom, pas tout à fait. c'est celui que tu lui as donné, en réponse à ses surnoms idiots.
- dépêche-toi, gamin ! je n’ai pas toute la vie devant moi !
si seulement il savait, le pépé. lui et ses jambes vives qui gravissent les monts escarpés à la manière d’un jeunot pété de tunes et d’énergie, s’il savait. et, chaque fois, tu lâches un rire immensément doux. c’est un peu un
papa et un
papy. un
papa et un
papy qui tape la conversation avec les astres, sous prétexte que cela les invite à esquisser quelques phénomènes expliqués par la science. à l’époque, à cinq ans, le tour de magie te fascine. lui, physicien de renommée, est conscient de son mensonge. il sait avec exactitude à quel moment la pluie d’étoiles va débuter ; mais il ment. il raconte des bobards au gosse et prétend commander aux belles lueurs de se sacrifier pour que le p’tit aimé puisse les admirer dans leur dernier habit de clarté.
et ça lui plaît, au p’tit aimé.
au point qu’il radote à qui veut l’entendre qu’il sera comme le vieux, qu’il chantera une berceuse à andromède et qu'elle créera une autre constellation.
et ça lui plaît, au p’tit aimé.
vingt-deux ans
et c’est le drame, aimé.
comme un idéal qui s’achève, un rêve dérobé aux mains d’un gosse. voilà longtemps que le vieux et ses mensonges ont été démasqués, mais c’est différent. le vieux et ses mensonges, tu les aimais. à tel point qu’il était ton plus grand courage. qu’il était ta voie et ta route. il a taillé le chemin, le vieux. et tout s’est arrêté.
tout s’est arrêté.
tu regardes en arrière, aimé. tu le remarques avec son sourire et sa gueule lacérée par le vent et ses voyages incessants. il avait tout fait, le vieux. tout vu, tout orchestré. la laponie, le scandinavie ; visitées, tout comme les lapones et les scandinaves. il parlait tellement de langues, le vieux. la russie, l’alaska : il s’y est promené comme on se balade à paris pour faire du shopping. à ceci près que lui, le chasseur d’aurores et d’images, dévalisaient les magasins spécialisés en clichés exceptionnels plutôt que les boutiques de fringues démodées.
c’était le vieux.
diplômé du bac, il te poussait à chercher mieux. à chercher plus. classe préparatoire, et finalement une grande école pour poursuivre un songe qu’il a façonné de toute pièce. andromède, andromède. les constellations, les nébuleuses. il a créé un truc bizarre dans ta tête - un nid à satellites et poussière de fée. à tel point que tu en sembles, aujourd’hui encore, transpercé par la même vivacité que lui-même à l’époque où tu le dévisageais comme s’il était fou de psalmodier.
transformé. transcendé.
malléable, gamin. alors tu t’es tiré. avec l’espoir des mômes, t’y es allé. pas en suède, non. pas en russie. juste en scandinavie, parce qu’il en parlait comme le plus beau pays du monde. alors tu as écouté. tu écoutes toujours. vingt piges et balancé dans un univers où les élèves te calculent à peine, trop concentrés.
parce qu’il faut être génie pour posséder sa chance. es-tu un génie, aimé ? peut-être. peut-être pas. jusqu’au bout, tu y as cru à ta bonne étoile. tout du moins, jusqu’au coup de fil. jusqu’à la haine et jusqu’aux larmes. celui de maman qui t’avoue que le vieux a clamsé dans la nuit. la vieillesse, à ce qu’il paraît.
et, à peine retourné au pays, tu rencontres ses précieux gosses qui veulent seulement vendre ses merveilleux travaux. et tu pleures, aimé. tu désires les garder ; seule trace immuable - ou presque - de ton mentor désormais décédé. tu les arraches de leurs mains avides et hurles qu’ils sont tes trésors, ces vulgaires papiers. et tu repars, parce qu’ils ont cédé.
déchiré. à la dérive.
l’arrivée te rappelle ce qu’il disait, le vieux. l’plus beau pays du monde. il te semble étrangement fade, l’voyage. et tu pleures à nouveau, troublant les passants et les demoiselles qui te prennent pour le prince charmant. dévasté, tu échoues, aimé.
à tous les examens, incapable d’aligner deux mots sur les astres et leurs propriétés sans penser à cet homme qui t’a forgé. et tu chiales encore.
mais tu recommences, encore et encore. pour lui, pour qu’une once de fierté s’insinue dans son cœur dévoré par les insectes. un an. deux ans. trois ans. à vingt-six, tu es las de perdre du temps. à vingt-six, tu songes à l’autre monde ; celui des fabuleuses lumières qui t’ont bercé. et, sans un mot, tu te retrouves à désirer l’oubli.
à envier les morts.
et l’acte arrive.
les sanglots aussi.
une aurore boréale dehors, tu reluques ses dernières paroles couchées à l’encre sur du papier un peu jaunâtre et t’armes du couteau. t’as bouffé des trucs, aimé. des médocs, des conneries. rien de méchant, au fond. juste de quoi faire taire la voix lancinante qui t’appelle de l’autre côté - celle qui ressemble au rire du vieux finalement devenu squelette. la lame à la paluche, tu tranches et coupes encore. jusqu’à ce que les forces t’abandonnent. jusqu’à ce qu’elles te quittent et s’étiolent en un nuage de fumée pâle.
et c’est la fin, aimé.
comme un con, suicidé.
comme un lâche qui a encore échoué.